Où l’on discute d’hyperplasie et de normalité.
Lui — Un verre de vin, avant le souper ?
Moi — Non merci mon amour. Je te prendrais un grand verre d’eau bien froide.
Bianca — (Sur son ton doux et angélique.) Je vais en prendre un, babe. (Sur le même ton, mais s’adressant à Moi.) Ça ne te dérange pas, j’espère ? Je ne voudrais pas que ça te fasse rechuter…
Moi — Han ? Euh… non, je ne suis pas alcoolique. Je n’aime pas trop l’alcool, c’est tout ; je pense que j’ai pris six verres depuis le début de l’année…
Bianca — (Sur son ton de Bianca.) C’est bien, ça. Mieux vaut ne pas tenter le diable, surtout quand on a des antécédents de surconsommation dans la famille.
Moi — (Incrédule, mais décidant de passer outre et de faire dévier la conversation.) Parle-moi un peu de toi, Bianca. J’ai cru comprendre que du es maman de deux filles ?
Bianca — (Encore douce et angélique.) Oui. Je les appelle mes deux miracles. Jamais je n’aurais cru pouvoir devenir mère, même si c’était ce que je souhaitais le plus au monde.
Moi — Ah ? Tu souffrais d’infertilité ?
Bianca — Je souffre plutôt d’hyperplasie congénitale des surrénales dans sa forme non classique. Avant que tu ne le demandes – parce que tout le monde le demande — ça cause une hypersécrétion d’androgènes, dont la testostérone. (Elle poursuit comme si elle récitait de façon froide et détachée un texte appris par cœur.) Chez les individus au caryotype sexuel XX comme moi, ça entraîne toutes sortes d’effets, dont une forte pilosité, une virilisation des organes génitaux externes, principalement du clitoris. Et dans certains cas, dont le mien, ça peut causer une propension aux maladies cardiaques et des problèmes d’infertilité.
Moi — Donc… tu es une personne intersexe ?
Bianca — (Revenant à sa douceur angélique.) Tiens ? Je n’aurais pas cru que tu étais le genre de personne à connaître et utiliser le vocabulaire approprié.
Moi — Oh, je t’assure que je suis moins conne que j’en ai l’air. Est-ce que le fait d’être intersexe a une incidence sur ton identité de genre ?
Bianca — (Calme douce et souriante.) Non, j’ai été élevée comme une fille et je me considère comme une femme. Mis à part ce débalancement hormonal, je suis tout à fait normale.
Moi — (En essayant de ne pas lever les yeux au ciel.) Dans la mesure où il existe quelque chose appelé la normalité.
Bianca — (Plus douce et angélique que jamais.) Je ne m’attends pas à ce que quelqu’un comme toi saches distinguer ce qui est normal ou non.
Moi — Et qu’est-ce que c’est, quelqu’un comme moi ???
Bianca — (Avec un sourire innocent et bienveillant.) Je ne te connais pas encore, Anne, mais de ce qu’on m’a dit, tu es marginale dans tous les sens qu’on peut donner à ce mot.
Moi — Et ça fait de moi une anormale ?
Bianca — (Douce, angélique et imperturbable.) Une marginale. Ce n’est pas une insulte, ce n’est qu’un fait observable.
Moi — Et si moi, ça m’insultait ?
Bianca — (Arborant un large sourire réconfortant.) Tu serais alors une personne qui se sent insultée par la réalité. Je ne suis pas experte, mais ça m’a tout l’air d’un trouble de la personnalité.
Moi — (Complètement flabergastée.) Je ne crois pas avoir un trouble de la personnalité…
Bianca — (Avec l’air d’un ange de miséricorde.) Tu es en thérapie depuis quelques années, m’a-t-on dit… on ne consulte pas pour rien, en général.
Moi — (Les jambes sciées.) Il y a d’autres raisons d’être en thérapie que d’être atteinte d’un trouble de la personnalité.
Bianca (Douce et imperturbable.) Bien sûr. Sauf que les probabilités ne sont pas négligeables qu’une extrémiste politique qui s’adonne à la petite criminalité et à la prostitution ait un trouble trouble oppositionnel avec provocation.
(Moi en perd ses mots. Un long silence s’installe.)
Moi — Et comment s’appellent tes filles ?
Bianca — (Attendrie.) Corine et Aglaé. Ce sont des anges! Si tu les voyais…