Blondine — Tu sais ce que tu devrais faire, maintenant que le donjon de Maîtresse S.D. est fermé et que tu attends d’avoir des piges?
Moi — M’asseoir devant la fenêtre et regarder la neige tomber?
Blondine — J’ai une meilleure idée. Tu devrais écrire un roman.
Moi — J’ai déjà trois projets de livres sur lesquels je travaille.
Blondine — Oui, mais ce ne sont pas des romans.
Moi — (En haussant les épaules.) Meh.
Blondine — Tout le monde aime les romans. C’est le genre littéraire le plus populaire.
Moi — Et alors ?
Blondine — Ben… tu pourrais avoir beaucoup plus de lectrices et de lecteurs. Et tu pourrais gagner un prix littéraire avec un roman. Parce que tes livres…
Moi — Qu’est-ce qu’ils ont, mes livres?
Blondine — Tes livres sont très bons, mais ce ne sont pas des romans. Ni des recueils de nouvelles. Ni de la poésie. Ni même des livres de psycho-pop ou de recettes.
Moi — (En haussant les épaules une seconde fois.) Meh.
Blondine — Tes livres ne correspondent à aucun genre littéraire, c’est pour ça que tu ne gagnes jamais de prix. Minimalement, si tu écrivais un roman, tu pourrais vraiment faire partie du milieu littéraire.
Moi — Ça, c’est plutôt un argument pour me convaincre de ne pas en écrire.
Blondine — Je pense quand même que c’est avec un roman que tu pourrais donner la pleine mesure de ton talent.
Moi — Je ne sais pas. Je trouve que le roman, c’est une forme du XIXe siècle qui répond aux angoisses existentielles du XXe siècle. Il me semble qu’en 2022, nous sommes maintenant rendus ailleurs.
Blondine — (D’un air moqueur.) Peut-être est-ce tout simplement parce que tu n’as pas d’idées pour un roman…
Moi — Ah ça… des idées, j’en ai tout plein. Tu vois le carnet vert, sur la tablette du haut de la bibliothèque ?
Blondine — Oui.
Moi — C’est là-dedans que je j’écris toutes mes idées de roman depuis plus de vingt ans.
Blondine — Wow ! Je peux y jeter un coup d’œil ?
Moi — Be my guest.
Elle va chercher le carnet et se met à le feuilleter.
Blondine — C’est drôle… Ça commence toujours par les mots « idée de roman ».
Moi — C’est pour distinguer les idées de romans des idées de nouvelles.
Blondine — Ah. Et comment fais-tu pour savoir si ce sera une idée de nouvelle ou une idée de roman?
Moi — Je ne sais pas. J’écris toujours « idée de roman ».
Blondine — (Ouvre le carnet au hasard et lit.) « Idée de roman. Elle vit seule sur une île déserte depuis des mois — non, des années. Pour ce qui est de l’abri et de la nourriture, ça peut aller. Mais pour le reste… elle se masturbe avec des bouts de bois, des cailloux, des poissons morts. Avec les os blanchis des autres naufragés, une seule fois, terrible. Ce qui lui manque le plus, c’est le shampooing. » Qu’est-ce qui se passe ensuite? Comment ça finit?
Moi — Aucune idée.
Blondine — Ok… (Tourne la page et lit.) « Idée de roman. Un couple de banlieusards dont la relation s’étiole sous le poids du quotidien réanime la flamme de leur amour grâce à une pratique sexuelle inusitée. Après quelques préliminaires, monsieur lubrifie le vagin de madame, puis le remplit avec du latex liquide. Lorsque le tout a durci, il le retire puis demande à son épouse qu’elle s’en serve pour le sodomiser. Un soir qu’ils s’amusent de la sorte, ils sont surpris par la voisine et s’en suit une série de quiproquos qui mène à l’élection de madame à la mairie de Montréal.» Han? Comment cette conclusion peut-elle découler de la prémisse ?
Moi — Ce n’est qu’une idée de roman, je n’ai pas eu le temps d’élaborer tous les détails.
Blondine — Bien entendu… (Elle ouvre encore une fois le carnet au hasard et lit.) « Idée de roman. Elle est assise sur lui, sérieuse, concentrée, tout à son plaisir, les doigts enfouis dans les cheveux de la tête qu’elle tient entre ses cuisses, fixant le sang s’écoulant du cou fraîchement coupé. » C’est tout ?
Moi — Je ne sais pas. Il y a peut-être une suite plus loin. C’est daté de quand?
Blondine — Mai 2004.
Moi — Ok d’abord. C’est tout.
Blondine — On est loin de Guerre et paix, han.
Moi — Oh ça va. Il y en a d’autres plus élaborés.
Blondine — (Feuillette le carnet.) C’est vrai. Celui-ci fait presque une page. (Elle lit.) « Idée de roman. Jean-Luc, qui vient tout juste de fêter ses trente-trois ans, vit encore dans le sous-sol de ses parents. Il est évidemment victime des railleries et des ragots des gens du voisinage qui le croient excentrique, paresseux ou carrément faible d’esprit. Ce qu’ils ignorent, c’est que dans le placard de sa chambre, caché derrière ses vêtements, se trouve un petit trou de ver menant à un univers parallèle. Depuis maintenant vingt ans, il attend chaque jour que sa mère soit partie faire ses courses pour glisser sa bite dans cette faille dans le continuum espace-temps et se faire sucer de façon magistrale et surhumaine. Ce qui explique pourquoi l’idée de déménager ne lui a pas encore effleuré l’esprit. » Mais… c’est de la science-fiction, ma parole !
Moi — Je suis une vraie Isaquette Azimauve.
Blondine — Qu’est-ce que tu penses qu’il y a de l’autre côté de la faille? Un extra-terrestre avec des tentacules?
Moi — Le capitaine Kirk ?
Blondine — Un répliquant baiseur comme dans Blade Runner?
Moi — Deep Thought, l’ordinateur qui calcule la réponse à l’ultime question sur la vie, l’univers et le reste?
Blondine — Dieu lui-même, sous la forme d’un hybride entre un humain et un ver des sables géant?
Moi — Un grilled cheese doué de conscience – et donc dépressif ?
Blondine — Je pense que tu tiens quelque chose, là.
Moi — Pas vraiment, non.
Blondine — Ouais. Je n’osais pas le dire.
(Silence.)
Blondine — C’est l’heure du thé, non ?
Moi — Je pars le samovar tout de suite.