Lui — J’avais vingt-six ans quand j’ai rencontré Sylvie. J’étais célibataire depuis quelques années déjà, alors une collègue de travail s’était mise dans la tête de me présenter quelqu’un… et ce quelqu’un fut Sylvie. Elle était plus âgée que moi – je crois qu’elle venait d’avoir trente-quatre ans au moment de notre rencontre. Non seulement était-elle très belle, mais sa force de caractère me semblait irrésistible, ce qui la rendait extrêmement séduisante. Elle avait des opinions tranchées et définitives sur tout, même sur ce qu’elle ne connaissait ou ne comprenait visiblement pas. Elle était si convaincue et convaincante que ça passait naturellement pour de l’intelligence – et tu sais à quel point je suis attiré par les femmes intelligentes. En plus, elle était plus âgée, avait plus d’expérience de vie et était mieux établie que moi : elle avait sa propre maison et était déjà gestionnaire de premier niveau au gouvernement, dans le même ministère où elle avait été engagée à sa sortie de l’université.
Dès le début, je sentais qu’il y avait quelque chose qui clochait. Sylvie n’avait pas eu d’amoureux avant moi, ce qui n’est quand même pas banal, à son âge. Assez rapidement, j’ai compris que sa forte personnalité était en fait un caractère autoritaire créé par ses innombrables insécurités. Je l’ai aimée – et je l’aime peut-être encore, même si ça semble étrange de dire une telle chose – avec un mélange de dévotion et de pitié. Elle ne s’est pas souvent confiée sur son passé et ne s’est que très rarement ouverte à moi, mais chaque fois qu’elle l’a fait, j’ai senti à quel point elle était blessée, à quel point elle ne valait rien à ses propres yeux. Je n’ai jamais su d’où venait ses traumatismes et je doute qu’elle les confie un jour à quelqu’un; ce que je sais, c’est que sous son armure terrible de « dude » est recroquevillé une petite bête meurtrie. Alors j’ai décidé – pas tout à fait consciemment, je le sais maintenant…
Moi — … de la sauver d’elle-même en te mettant corps et âme à son service – comme tu es encore aujourd’hui au service de tout le monde.
Lui — Ouais. Ce n’était toutefois rien d’héroïque, ni même de positif. Sylvie et moi, nous étions un couple bien assorti dans nos dysfonctions. Nous souffrions tous les deux d’un manque cruel d’amour et d’une faible estime de soi. Son mécanisme d’adaptation, son moyen de survie, c’était d’ériger un mur entre elle et les autres, de se bâtir une armure caractérielle impossible à percer faite de convictions et de préjugés inébranlables, de rejeter le blâme pour tout ce qui lui arrive sur les autres et de tyranniser son entourage avant que quelqu’un ait le temps de la tyranniser. Quant à moi… mon moyen de survie a toujours été l’abnégation : servir, comprendre et aider pour que les autres reconnaissent ma valeur – quitte à renier qui je suis, quitte à ne devenir qu’une extension, qu’un reflet de la personne de qui j’attends reconnaissance et amour. Je me suis mis à tout faire pour elle : l’ensemble des tâches ménagères, la cuisine, la vaisselle, la lessive, les courses, les rendez-vous, les menues réparations de la maison, l’entretien de sa bagnole… the whole deal. Sans compter que je prenais aussi soin d’elle directement : je lui faisais des massages, je lui faisais sa teinture et sa manucure… et elle s’occupait du budget et des dépenses de la maison. C’était selon elle normal, parce qu’elle faisait beaucoup plus d’argent que moi ; elle me laissait une allocation, mais restait très suspicieuse de la façon dont je la dépensais. Sylvie n’aimait pas tellement que je puisse avoir ne serait-ce qu’un semblant de vie à l’extérieur d’elle.
Cela a fonctionné pendant un temps – pendant longtemps, en fait. Elle m’appelait « son roc » et « le pilier sur lequel repose ma vie » et moi, je trouvais ça valorisant. Ça me donnait l’impression d’être aimé. Sylvie était dans la trentaine et était pressée d’avoir des enfants. De mon côté, je ne sentais pas que notre relation était assez solide pour y impliquer un autre être humain innocent, alors j’ai longtemps temporisé. À force d’insistance, elle a réussi à me convaincre; nous avons fini par nous marier et Sylvie a accouché de Félix tout juste avant d’avoir quarante ans. C’est surtout deux ans plus tard, après la naissance de Samuel, que les choses se sont mises à dégénérer. Je ne voulais pas de deuxième enfant, elle me disait qu’elle prenait la pilule et j’ai été assez stupide pour la croire – quel médecin irait prescrire des anovulants à une femme dans la quarantaine qui fume et fait de l’embonpoint? J’aurais dû être plus responsable et mettre un condom, surtout que cet accès de libido me semblait vraiment louche… elle qui ne consentait à des relations sexuelles qu’une fois par mois, pour me faire plaisir…
Moi — Votre vie sexuelle était insatisfaisante ?
Lui — Elle l’était pour moi, en tout cas. Je blâmais ma maladresse et mon incapacité à la faire jouir pour la rareté de nos rapports – parce que c’était évident qu’elle s’emmerdait royalement quand nous faisions l’amour. Tu connais le dicton : il n’y a pas de femmes frigides, juste de mauvais amants…
Moi — Sauf que toi, tu n’es pas…
Lui — J’en étais un pour elle, en tout cas. J’ai tout essayé ce qu’elle me permettait de faire – et ce qu’elle me permettait de faire se résumait aux caresses, au cunnilingus et à la pénétration vaginale. Après la naissance de Samuel, la fréquence de nos rapports est tombée à une fois par trimestre et chaque fois que ça se produisait, elle me priait de finir « ma petite affaire » le plus rapidement possible. Et j’avais la désagréable impression que chaque rapport était pour elle comme… une agression. Alors j’ai préféré ne plus lui imposer mes besoins sexuels.
Je me suis longtemps demandé si elle n’était pas une survivante de viol. Elle ne m’a jamais rien dit de tel… je me dis que ça pourrait être possible. Chaque fois que j’essayais de lui parler de ce qui la torturait, j’essuyais une rebuffade furieuse.
Moi — C’est alors que tu as envisagé d’aller voir ailleurs…
Lui — Ça s’est fait graduellement et de façon tordue. Comme je te l’ai dit, elle n’aimait pas l’idée que je puisse avoir une vie à l’extérieur d’elle. Ça allait aussi loin que la masturbation : elle m’a surprise un jour dans la douche en train de me branler et m’a fait une scène terrible en pleurant et en criant que c’était de la trahison, que je devais me satisfaire de ce qu’elle m’offrait et des tas d’autres trucs incohérents. J’en suis arrivé à la conclusion que si je voulais sauver mon mariage et ma famille, j’allais devoir vivre ma sexualité en cachette. Le problème, c’est que je ne suis pas doué pour les cachettes. Je suis devenu le menteur le plus incompétent du monde; elle a évidemment découvert que j’allais voir de la porn sur l’ordinateur, ce qui l’a mis pendant des jours dans un état de fureur pas possible. Elle qui n’avait jamais auparavant démontré le moindre intérêt pour le féminisme m’a fait un long discours passionné sur l’exploitation du corps des femmes par les hommes qui sont tous des pervers dégueulasses et des bêtes immondes ; la semaine suivante, quand je suis revenu du travail, elle avait installé un logiciel de contrôle parental et m’avait donné les permissions de navigation d’un enfant de moins de treize ans. Il a fallu que j’utilise le laptop du bureau – que je cachais dans le plafond suspendu du sous-sol – pour continuer la nuit, pendant qu’elle dormait, à me branler, mais aussi surfer sur les forums qui portent sur la sexualité. C’est d’ailleurs là que j’ai rencontré notre chérie…
Moi — Et qu’éventuellement tu te mettes à la voir en cachette au motel. Je connais l’histoire à partir de ce point.
Lui — Elle ne t’a sûrement pas raconté comment Sylvie a découvert le pot aux roses.
Moi — Elle m’a dit que tu es allé tout lui raconter…
Lui — Je n’ai pas eu le temps. Le lendemain de ce fameux soir où nous avons fait l’amour pour la première fois, je discutais avec Elle sur Facebook au sujet de ma séparation à venir, de nos séances de fessées et de notre amour naissant. J’ai laissé l’ordinateur ouvert et je suis allé prendre ma douche. Lorsque je suis revenu, Sylvie était là, bien réveillée, assise devant l’écran, en train de lui écrire des insultes. En me voyant, elle m’a lancé le laptop et je l’ai reçu sur le front. Ça m’a fait une sérieuse entaille… regarde, j’ai encore la cicatrice.
(Il me la montre du doigt.)
Lui — Elle m’a ensuite lancé tout ce qui lui tombait sous la main, pour finir par attraper un manche à balai qui traînait dans un coin et me frapper sur le crâne jusqu’à ce que je m’évanouisse.
Moi — Aïe…
Lui — Je suis content d’avoir encore cette marque. Ça me rappelle à quel point j’ai été odieux, égoïste et méchant. Comment j’ai pu prioriser mes envies sexuelles au détriment de sa santé mentale. Comment j’ai été lâche de ne pas la quitter avant de lui jouer dans le dos et comment cette lâcheté l’a abîmée dans sa tête et dans son âme. Je ne crois pas qu’elle me le pardonnera un jour – je ne sais même pas si un jour je me le pardonnerai à moi-même.
Maintenant, si tu le veux bien, j’aimerais qu’on poursuive cette discussion un autre soir. Je ne me sens pas très bien et…
Moi — (En posant mon index sur sa bouche.) Chuuut.
(Assise sur le lit, je le prends dans mes bras. Ses larmes coulent sur ma cuisse et je passe ma main dans ses cheveux jusqu’à ce qu’il s’endorme.)