Épisode 214

(Il est deux heures. Les bouteilles de Brouilly sont vides. Elle et Lui sont retournés à la maison. Blondine dort – sur le ventre – dans mon lit. Troy est dans le salon du demi-sous-sol ; il s’est assoupi sur le sofa, son expression angélique habituelle au visage. Pierre est avec moi à la table de la cuisine et nous lisons les textes que Troy a chipés de son tiroir.)

Moi — C’est aussi beau que désarçonnant ce que tu écris.

Pierre — Je suis vraiment flatté que ça te plaise. Parce que moi… disons que je n’ai jamais été convaincu de la valeur de me petits bouts de poèmes.

Moi — C’est à la fois très cru – voire cruel – et tendre, presque romantique. Tu m’en lis un autre?

Pierre — Voyons ce qu’il reste dans la pile… Hum… Il y a celui-ci, intitulé « Il a marché sur moi ». C’est un autre épisode pas très reluisant de ma vie. Début vingtaine, embarré à double tour dans le placard… je me sauvais le soir de l’appart que je partageais avec ma blonde de l’époque pour aller faire des cochonneries avec des inconnus.

Moi — Je t’écoute.

Pierre — Après avoir pressé
la dernière goutte de foutre de sa queue

Après avoir déroulé sa capote comme une chaussette
Après avoir abandonné son sperme

Son pauvre patrimoine génétique sur le parquet encrassé
Après avoir déplié ses membres élastiques

Il a marché sur moi et s’est enfui
Rejoindre Dieu sait qui — sa femme, peut-être

Ses cuisses noueuses et dures contre la cloison
D’acier galvanisé, il avait quémandé un blowjob

Comme un junkie à la recherche de son fix
Du calme, mon chum, du calme

Son membre était traversé de veines mauves
Aubergine sur le point de dégorger

Un anneau de cuir trop serré
Autour de ses couilles et de son manche

Mais lorsqu’il a eu fini de déverser
Sa peine pâteuse et de répandre son fiel

Il a marché sur moi, alors que j’étais cul nu
Assis le pantalon froissé aux chevilles

T-shirt relevé, du sperme autour du nombril
La queue mollement bandante de déception

Il ne s’est pas lavé les mains
Il ne m’a pas demandé mon prénom

Il m’a laissé sans défense dans les toilettes putrides
Et publiques, fleurant l’urine et l’ammoniaque

Il a marché sur moi sans même me dire merci
Après s’être servi de ma bouche comme d’un kleenex

La porte a fait un vacarme métallique en se refermant
Comme celle, noire et glacée, d’une geôle

Et je me suis branlé, seul, devant la cuvette
En me disant que j’aurais mieux fait de rester chez moi.

(Il se tait et contemple longuement le poème d’un air mélancolique.)

Moi — C’est d’une profonde tristesse.

Pierre — J’avais le sexe triste, à l’époque.

Moi — Le placard a tendance à avoir cet effet, c’est certain.

Pierre — C’était en 1990, je crois. La bisexualité était pas mal moins acceptée à l’époque qu’aujourd’hui – autant chez les straights que dans la communauté gay. J’avais l’impression de n’avoir ma place nulle part et j’étais profondément malheureux. Écrire ces poèmes était en quelque sorte un exutoire.

Moi — Tu étais dans le placard et tes poèmes étaient dans le tiroir. C’est triste, une maison rangée à ce point.

Pierre — Ha ha ha ! J’ai fait mon coming out depuis, mais pas mes poèmes.

Moi — J’allais dire « j’espère que ta vie amoureuse va mieux maintenant », mais puisque tu es en relation avec Troy, c’est une évidence.

Pierre — (Il se tourne et regarde, attendri, son nouvel amoureux dormir sur le sofa.) Le David de Michel-Ange est devenu mon chum.

Moi — Ha ! Mère courage a dit la même chose quand il l’a rencontré.

Pierre — Je n’ai jamais encore eu d’amoureux polyamoureux. C’était très étrange, quand Troy me l’a présenté pour la première fois.

Moi — On s’habitue vite, t’inquiète. J’en déduis donc que tu étais célibataire avant de rencontrer Troy ?

Pierre — Oui. Et père monoparental depuis mon divorce il y a maintenant presque dix ans. J’ai eu quelques relations éphémères avec des hommes et aussi une femme… mais rien de vraiment sérieux.

Moi — Ta relation sérieuse avec Troy va t’amener à fréquenter plein de gens frivoles, tu vas voir.

Pierre — (Sourit.) Je me sens déjà comme si j’ai toujours appartenu à votre gang.

Moi — Quand Blondine a rencontré tout le polycule pour la première fois, elle a dit qu’elle avait l’impression qu’une famille lui tombait du ciel.

Pierre — Oui ! Avec en prime, le sentiment d’être enfin à la maison.

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