Épisode 263

Troy — (Soupire en regardant son café à peine entamé qui refroidit.) Le café à Berlin est bien meilleur que sur le boulevard du Mont-Bleu.

Moi — Il y a aussi probablement moins de nids de poule dans toutes les rues de Berlin que sur le seul boulevard du Mont-Bleu.

Pierre — Le café est aussi meilleur à Bruxelles, sans vouloir renchérir dans le Hull bashing.

Moi — Arrêtez d’être scrogneugneu et dites-le donc que vous êtes contents d’être revenus.

Pierre — Évidemment que nous sommes contents… surtout de revoir le polycule. Et puis Troy s’était ennuyé de son chum… de ton chum. Qu’est-ce que tu crois qu’il a fait dès son retour?

Moi — Inutile de le raconter. Il était avec moi au demi-sous-sol et a foncé chez Troy dès qu’il a su. Je parie que les retrouvailles furent intenses et passionnées…

Troy — Oh oui.

Pierre — Trois jours après, les rivières débordent et tout le monde est inondé. Après nous le déluge, c’est le cas de le dire.

Troy — (Soupire.) S’il n’en tenait qu’à moi, je repartirais tout de suite. Pas pour le travail, par contre… j’irais quelque part de loin, de très loin, à un endroit où je pourrais m’oublier moi-même, genre au Kenya ou au Nigeria.

Pierre — (En caressant la main de Troy.) Tu sais bien qu’on a beau aller le plus loin qu’on peut, on n’y trouve rien d’autre que soi-même.

Troy — (Soupire encore plus fort.) Si j’avais des couilles, j’enverrais chier mon patron et je partirais tout de suite me taper Lagos.

Moi — Si tu avais un pénis, je t’inviterais à visiter Montcuq.

Tous les trois — HA HA HA HA HA HA !

Troy — Et toi, darling… qu’est-ce qui t’arrive en ce moment?

Moi — Pas grand-chose… j’ai hâte que le temps soit doux, que les corps se dénudent et que l’air se charge de pollen. J’aime avoir le nez qui mouille et la chatte qui coule.

Pierre — Je ne sais pas pourquoi, mais je m’attendais à ce genre de réponse.

Troy — Ha ha ha !

Moi — Autrement, j’ai jasé avec ma nouvelle éditrice au Remue-ménage et semblerait que la publication de Perdre haleine est maintenant prévue pour le début de 2020.

Troy — Oh… est-ce qu’il y a un problème?

Moi — Je ne crois pas, non. Ce sont les délais habituels.

Pierre — Est-ce que tu as reçu des commentaires au sujet du manuscrit?

Moi — Non, mais je m’attends à ce que certains passages de la phrase ne passent pas.

Troy — Ne pas passer, c’est bien le comble pour un passage.

Pierre — Qu’est-ce qui te fait dire ça?

Moi — Dans le dernier tiers de la phrase, je parle de fantasmes incestueux. Et puisque le Remue-ménage est une maison d’édition féministe…

Troy — Est-ce à dire qu’une femme qui fantasme sur l’inceste, c’est mal?

Moi — Je dirais plutôt que l’inceste, c’est mal. Quant au fantasme, on n’a pas trop de contrôle là-dessus…

Pierre — Qu’est-ce que tu veux dire?

Moi — Cette fameuse section fantasmes est presque entièrement basée sur des confidences que mes lectrices m’ont faites via la messagerie de Facebook. Et la personne qui m’a confié son fantasme incestueux m’a dit que non seulement elle se considérait féministe… mais qu’elle était aussi victime d’inceste. Et qu’elle préférerait ne pas avoir ces scénarios dans sa tête quand elle se masturbe.

Troy — C’est paradoxal en querisse.

Pierre — Pourquoi ne pense-t-elle pas à autre chose?

Moi — Parce qu’on ne choisit pas ce qui nous excite – même si on le vit dans la culpabilité. Il y a  cette part d’ombre maléfique qui habite en chacune d’entre nous et qui ne correspond pas toujours à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Le fantasme est souvent un mécanisme de défense, une façon de transformer nos blessures de l’âme en source de plaisir, bref d’érotiser nos traumatismes pour les rendre supportables.

Troy — Expliqué comme ça… seems reasonable.

Moi — Peut-être, mais c’est une autre paire de manches quand arrive le moment de lire ledit fantasme. Ça vous dirait que je vous en fasse la lecture – puisque ennéoué il risque de disparaître dans la version finale?

Pierre — Go go go !

Moi — Ok. (Ouvre mon laptop et commence la lecture.) « … ce fantasme d’inceste que je trouve rationnellement détestable, mais qui m’excite quand même malgré moi et malgré l’image que j’aime projeter de moi-même et il me fait presque mal d’admettre qu’il m’arrive à l’occasion de fantasmer des orgies familiales – pas ma propre famille, quand même – mais des familles entières réunies dans une immense pièce de la grandeur d’un gymnase recouverte de matelas et de coussins, des mères, des pères, des filles et des fils tous rassemblés et abandonnant toute velléité de bienséance et de respect des liens de sang et des principes élémentaires d’humanité pour se mettre à copuler sans vergogne, les mères me montrant ce qu’elles ont fait à leurs filles et à leurs fils, les pères aux filles, les fils entre eux, tout ça dans une atmosphère bon enfant, heureuse et très sensuelle, bref l’inverse fantasmé de ce que l’inceste est en réalité, dans toute son horreur inhumaine et destructrice… »

Troy — Ben là…

Moi — Ben là quoi?

Troy — Tu ne fais pas toute la mise en contexte que tu viens de nous raconter.

Moi — Et alors?

Pierre — Alors on comprend que ça accroche. Pourquoi ne dis-tu pas que la femme qui t’a confié ça est elle-même victime d’inceste?

Moi — Parce que dans le bouquin, j’assume tout et je prends tout à mon compte. Et que je ne suis pas victime d’inceste, moi.

Troy — Peut-être qu’il faudrait que tu le fasses, parce que sinon la belle argumentation que tu viens de nous faire passe dans le beurre.

Moi — Vous croyez?

Pierre — Ben kiens.

Moi — (Soupire.) J’y penserai. De toute façon, j’ai encore le temps; je ne recevrai pas les commentaires de l’éditeure avant la fin de l’été.

Pierre — En attendant, à quoi tu t’occupes?

Moi — Vous savez déjà que j’ai deux autres manuscrits en cour de route. D’abord Le Cahier incarnat, qui est en quelque sorte la suite du Carnet écarlate, mon premier bouquin. Celui-là est presque terminé.

Troy — Il y avait aussi ce vieux roman plate dans lequel tu ajoutais des passages steamy, non?

Moi — Je ne qualifierais jamais Angéline de Montbrun de vieux roman plate, mais oui, je travaille là-dessus aussi.

Pierre — Comment ça se passe?

Moi — Dans la joie. Je suis tombée en amour avec ce roman et avec Laure Conan. Je suis en train de lire tout ce que je peux à leur sujet pour que la façon dont j’ai choisi de tordre le texte ne soit pas une trahison totale de l’esprit de l’œuvre.

Troy — Nice. Pas sûr par contre que ça me donne envie de lire cette affaire-là.

Moi — Même si j’ajoute des scènes de sexe gay juste pour toi?

Troy — Aon! You know all my weak spots, babe.

Pierre — N’empêche que, te connaissant, il y aura pas mal plus de scènes lesbiennes et de strap-on enrobées de jeux de mots. Genre «Laure Conan-lingus» ou «Angéline dans Montbrun».

Moi — (Pensive.) C’est drôle… les jeux de mots horribles me semblent moins pénibles quand c’est moi qui les fais.

Troy — Welcome to our world, darling.

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