Épisode 250

(Elle s’assoit à la table de la cuisine du demi-sous-sol, vêtue uniquement de ma vieille robe de chambre en ratine. Elle a les cheveux ébouriffés, les yeux bouffis, mais la mine réjouie.)

Moi — Café ?

Elle — Voui…

Moi — (En lui préparant un latté comme elle aime.) Tu as bien dormi ?

Elle — Pas assez longtemps, mais oui. Il est quelle heure ?

Moi — Presque midi.

Elle — Ah la la. Ça m’apprendra à vivre une vie de débauche.

Moi — (Je lui tends son café.) Je te ferai remarquer que c’est avec moi que tu t’es débauchée la nuit dernière – et que moi, je me suis levée fraîche et pimpante comme une rose à neuf heures trente.

Elle — Pffff.

Moi — Même si certaines de me muqueuses sont encore légèrement engourdies.

Elle — Toi, ce n’est pas pareil. Tu es une habituée de longue date du stupre et de la fornication. Après tout, tu es Anne Archet, la femme aux innombrables partenaires sexuels.

Moi — Eille, j’ai deux blondes, deux chums – dont l’un est asexuel –, un fuckfriend très très (très) occasionnel qui de toute façon est de l’autre côté de l’Atlantique en ce moment et une maîtresse qui me soumet de temps à autre. Ce n’est pas beaucoup plus que toi…

Elle — Ouais, ouais. (Elle soupire.) En plus, j’ai encore fait le même rêve cette nuit. Ça me met dans tous mes états et ça m’épuise.

Moi — Quel rêve ?

Elle — (Prend une gorgé de café.) Celui où je baise non-stop avec tout ce qui bouge.

Moi — Aon ! Raconte !

Elle — C’est toujours le même rêve, nuit après nuit, mais avec des variantes. J’erre dans une ville immense – une ville qui m’est familière et qui recouvre la surface de la terre. Il y fait toujours chaud, les gens portent des vêtements d’été, mais moi je suis toujours nue, rasée, épilée, prête à tout. Lorsque j’ai faim, j’entre dans une maison, n’importe laquelle, et on me nourrit. Je pisse et je chie n’importe où, comme les chiens. Je dors où le sommeil me prend. Je n’ai pas de maison. Rien ne m’appartient, mais le monde est à moi.

Moi — Quand tu dis « prête à tout », tu veux dire…

Elle — Exactement ce que tu penses. De temps en temps, une femme se présente, elle me plaît, alors je la prends par le bras, je l’entraîne dans une maison ou sur un banc de parc ou bien encore dans l’escalier de marbre d’un quelconque bâtiment public. Là, je profite de son corps comme bon me semble, comme on fume une cigarette en s’adossant au mur, dans la chaleur tranquille de midi. Il leur est évidemment interdit de se refuser à moi – d’ailleurs il semble que ça ne leur traverse jamais l’esprit de dire non à quoi que ce soit. Une fois que j’ai bien joui ou que j’en ai eu assez, nous échangeons quelques mots, parfois des caresses et des baisers, mais jamais bien plus. Elles retournent vaquer à leurs occupations et moi, je me remets à faire ce que je fais le mieux : me contenter de vivre.

Moi — Hum…

Elle — De vivre dans un paradis terrestre où tout gravite autour de ma personne – et de mon sexe.

Moi — Ok…

Elle — Ok… quoi ?

Moi — Rien, rien…

(Long silence.)

Elle — (Soupire.) Allez, dis-le. Dis ce que tu as à dire.

Moi — Ben voilà. Ton rêve, c’est l’inconscient colonial de l’occident qui te le chuchote à l’oreille.

Elle — Hein ? De quoi tu parles ?

Moi — La ville qui recouvre la planète entière, c’est l’impérialisme auquel nul n’échappe. Et toi, tu es celle qui exploite ce monde en toute impunité, parce que « rien ne t’appartient », mais tu prends tout à ta guise, comme si ça te revenait de naissance. Ça, c’est l’essence même du colonialisme.

Elle — Ben là… c’est surtout une fantaisie sexuelle. Celle d’une lesbienne qui rêve de ne jamais se faire dire non. Parce que s’il y a des filles qui se font souvent dire non, c’est bien les lesbiennes…

Moi — Sauf que les femmes qui te disent oui habitent une « ville où il fait toujours chaud » et où tu es la seule à avoir le privilège de te « contenter de vivre ». Ça ne sonne en querisse comme une colonie.  On ne dit jamais non à bwana quand on est colonisée, dépouillée de tout, soumise et humiliée. Tu devrais lire le Portrait du colonisé de Memmi. Et puis, le colonialisme est aussi sexuel ; les petits blancs qui débarquent chez les indigènes sont convaincus que l’univers gravite autour de leur sexe. Ils n’hésitent pas à exploiter les corps comme on exploite une mine ou une plantation – sans aucun souci de ce qui arrivera après leur départ.

Elle — Es-tu en train de me dire que mon fantasme est raciste?

Moi — En gros… oui.

Elle — Mais les filles dans mon rêve ne sont même pas racisées !

Moi — Ça ne change rien à la nature de ton rêve.

Elle — (En se frottant les tempes d’un air piteux.) Ah la la. On ne peut plus rien rêver.

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